Inspiré de l'Écume des jours de Boris Vian, le Pianocktail est une pièce vivante et ouverte qui transporte la musique et les notes dans le monde visible. C'est la rencontre entre les ondes sonores et les photons en mouvement.
Tous les accords joués sur le piano résonnent à travers la lumière projetée et les pixels avec leur identité spécifique. L'énergie déposée par le pianiste sur chacune des touches est instantanément convertie en poussière lumineuse volatile.
Aprés avoir flotté librement, le flux généré par la musique se condense au contact de la machine murale, jusqu'au point de chute final, dans le verre central qui rassemble la mémoire de toutes les mélodies jouées auparavant. Un moment éphémère d'harmonie, capturé dans un tableau unique à emporter chez soi.
Le jeu d'échec et le piano ont en commun l'infinie complexité et richesse qu'ils sont capables de générer depuis une
interface triviale.
Au courant de l'année 2018, en apprenant le piano, j'ai voulu en savoir plus sur ces combinaisons qui font la force de la musique et des harmonies. Le hasard m'a amené au même moment à redécouvrir L'Écume des Jours de Boris Vian, un classique de mon enfance dont voici le fameux passage du Pianocktail :
« – Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir, de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– A chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Selbtz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde le quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.
– C’est merveilleux ! dit Chick.
– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue un morceau trop « hot », il tombe des morceaux d’omelettes dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.
– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible.
-Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le règlerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer.
Chick se mit au piano. A la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.
– J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie.
– Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick.
– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. »
L'approche naïve et profondément poétique avec laquelle Vian utilise le piano dans son histoire m'a donné envie de mélanger les ingrédients sonores et visuels dans une installation.
L'idée centrale a été de combiner la simplicité de la projection noire et blanche sur le piano, et la complexité apparente des particules organiques régies par des règles biologiques de "Murmuration". La programmation derriere les mouvements des points est inspirée du monde animal, ce qui donne aux éléments projetés une sensation organique de vie.
Comme dans ce phénomène naturel documenté en Irlande il y a quelques années, chacune des particules suit un certain nombre de lois et réagit au comportement de ses proches voisins. D'autre part, des forces et des courants peuvent être dessinés et évoluer au fil de la musique pour guider ce flux d'énergie.
La machine provoque ensuite des réactions en chaîne en écho à la chimie de nos émotions musicales: libres, incontrolées et difficiles à rationaliser. J'ai d'abord voulu projeter sur de la verrerie de laboratoire mais la pénétration de la lumière dans les liquides n'apportait pas un résultat satisfaisant.
C'est de cet échec qu'est né l'hommage au cabinet de curiosités perpétuellement en mouvement au gré des notes. Chaque case renferme un mécanisme poétique nourri en continu par les doubles croches.
Sous les yeux du pianiste, la métaphore du liquide revient au galop. Un petit verre d'apparence timide renferme tous les accords et enchainements joués sur le piano.
Réalisation Philippe Dubost
Installation Sylvain Brochu, Ismael Nader
Caméra Nick Jewell @nik_jewell , Yasuko Tadokoro
Montage Philippe Dubost
Musique Pierre Millanvois
Software Touchdesigner https://derivative.ca
Photos Yasuko Tadokoro, Never Apart
Merci à Kanae, Yasuko, Thien, @mapp_mtl, Adèle, Sylvain, Michael, Dax, @neverapart, Amandine, Ismael, Moment Factory, Guillaume, Thibault, Touchdesigner, Nadine, Isabelle, Joanna, Hugo et tous ceux qui ont rendu le projet possible.